Bonjour à tous,
Dans mon dernier bulletin, j’ai proposé mes vœux autour de la métaphore
L’humain occidental sait qu’il va dans le mur, mais pour le moment, quand il regarde à gauche et à droite, il n’y a que du brouillard. Or, pour le moment, il semble avoir plus peur du brouillard que du mur.
Je m’appuyais dessus pour proposer de faire cohabiter le doute ET l’action. Explorer le brouillard, c’est avancer, mais sans certitude. C’est être en mouvement sur des voies inexplorées, sans être jamais parfaitement sûr de sa position. J’aime cette image car, ni l'action déterminée et assurée par trop de convictions, ni l'inertie engendrée par un questionnement constant ne me semblent souhaitables aujourd’hui. Il faut infléchir notre direction collective (et donc il faut faire appliquer de nouvelles forces), mais l’absence de doute entraîne le risque de suivre (trop longtemps) de nouvelles fausses pistes. Ainsi, plutôt que de les opposer, c’est la capacité à s’extraire du dualisme - doute ou action - qui me semble intéressante et libératrice.
Une autre notion de la métaphore que je n’ai pas abordée, me semble essentielle : la peur. L’année dernière, j’ai beaucoup exploré et discuté cette émotion, en découvrant et en accueillant la mienne. Celle du futur, en particulier celui de mon fiston. Sujet intime par essence, ce chemin personnel m’apporte aussi une sensibilité particulière à notre relation collective à la peur. Je la remarque, je l’observe et je l’explore.
Aujourd’hui, j’ai l’intime conviction qu’au cœur de notre époque, et en particulier pour faire face aux enjeux climatiques et aux limites planétaires, nous avons besoin de la peur. Je la crois inéluctable, car naturelle lorsqu’on accepte de regarder avec sérieux le mur. La refuser ou la fuir me semble nous couper d’une précieuse force pour tenter d’influer notre direction collective.
Pourtant, je mesure à quel point c’est un sujet sur lequel il faut être prudent. J’ai l’impression que nous la fuyons et en même temps que notre société en est imprégnée. J’observe de nombreux espaces où elle est manipulée à des fins qui me dérangent, et ça me fait me méfier de mon envie de la mobiliser. Mais au cœur de ces tensions, je refuse l’idée de la fuir à tout prix.
Je crois que nous avons intérêt à nous réapproprier cette émotion, à lui faire une place et à nous outiller pour en faire quelque chose.
C’est la quête de ce texte
La métaphore suggère que nous avons besoin d’oser la peur du mur pour dépasser celle du brouillard. Mais ça ne suffit pas. La peur naturelle et probablement vitale, est aussi ambivalente et complexe. Elle est au cœur de l’éco-anxiété qui plonge de nombreuses personnes dans un marasme triste. Elle est là aussi quand nous fuyons des informations dont nous ne savons que faire, par peur de vivre dans la crainte, la culpabilité ou la déprime. Elle est là aussi chez ceux qui foncent, parfois têtes baissées, sur des nouvelles (pas si) bonnes idées pour tenter de sortir de l’impasse. Elle est même probablement là, plus sournoisement cachée, chez ceux qui sont dans le déni ou le scepticisme. La peur est partout autour des enjeux environnementaux.
Dans ce bulletin, nous allons nous balader aux abords de la peur. Aux abords des peurs même. Nous allons les approcher, non pas pour se faire peur, mais plus sobrement parce qu’elles sont là. Nous allons tenter de les accepter et de les regarder comme une conséquence inhérente à notre époque.
« Je ne cherche pas à faire peur, j’ai peur » Camille Etienne,
Ça va d’abord ressembler à une ode à la peur, en particulier celle qui est conséquence de la lucidité. Puis ça va devenir une ode aux doutes et aux troubles qui viennent avec modestie face aux incertitudes inhérentes à la complexité des enjeux de notre époque. Mais au final, ça va surtout être une promenade, à petits pas errants, pour apprendre à "vivre avec le trouble" (pour paraphraser le dernier essai de Donna Haraway que j'ai découvert trop tard pour l'incorporer dans ce texte). Une quête à tâtons, pour habiter le trouble et trouver le courage de bien vivre avec lui. Une exploration en profondeur pour apprendre à nager en incertitudes et dépasser durablement l'inertie.
À la fin, nous discernerons peut-être un peu mieux le rôle de la peur, mais nous n'aurons pas beaucoup avancé, car la conclusion sera la même - maintenons ensemble le doute et l’action.
Allons-y tout de même.
Dépasser ma peur de parler de peurs
En préambule, j’ai besoin de pointer certaines ambivalences de cette émotion. Il y a un ensemble d’arguments que je n’ai pas explorés et une diversité de « types de peurs », de ressentis face à elles et de stratégies pour y répondre, qui font que toute conclusion serait de toute façon trop hâtive. Nous allons ici explorer une voie, y chercher de la justesse, mais voyez cette partie comme un ensemble d’embûches à penser trop vite la peur dans son ensemble. Voici un bout de mon propre trouble face à la peur.
Démarrons avec quelques citations qu’on trouve très rapidement sur la peur : “La peur a détruit plus de choses en ce monde que la joie n’en a créées” - “Tiens ferme et défends-toi comme un homme de cœur ! Le danger le plus grand est celui de la peur” - “Rien au monde ne rend l'homme malheureux comme la peur” - “Je n'ai pas d'autre ennemi à craindre que la peur”. Je ne connais pas les auteurs et c’est moins leur origine qui m’intéresse ici que la restitution d'une idée qui me semble communément partagée : La peur ne serait pas une bonne compagne de route. En ce sens, Gérard Guerrier dans son Éloge de la peur pointe que nos expressions pour en parler ne sont pas très attirantes - faire dans son froc - avoir froid dans le dos - être vert de trouille ou blanc de peur.
“Aucun plaisir à avoir les mains moites, le poil dressé, les intestins noués, le cœur qui bat la chamade, la bouche sèche, les jambes tremblantes… La peur pue la sueur, la merde et la mort comme si notre corps, non content de nous préparer à la fuite ou au combat, insistait sur l’urgence à cesser cet insupportable état” Gérard Guerrier
La peur est puissamment désagréable, il n’est pas étonnant qu’on cherche à la repousser et qu’on la catégorise souvent dans les émotions « négatives ». Faut-il alors, comme le suggère la citation ci-dessus, avoir peur de la peur elle-même ?
Thomas d'Ansembourg, écrivain et formateur en CNV (communication non violente), s'oppose à cette idée. Selon lui, les émotions sont agréables ou désagréables, mais elles ne peuvent être véritablement négatives, car elles sont toujours utiles. Pour illustrer cette perspective, il utilise la métaphore des voyants du tableau de bord d'une voiture. Dans cette analogie, notre véhicule est notre corps, et il nous envoie des signaux à considérer. Certains signaux, comme les voyants verts, indiquent que nous pouvons continuer à avancer, tandis que d'autres, les rouges ou oranges, nous invitent à réagir. Il n'est jamais agréable de savoir que l'on est proche d'une panne d'essence, mais personne n'aurait l'idée de supprimer ce voyant. Bien qu'il soit désagréable, il demeure utile. Pour lui, la peur est souvent le témoin d’un besoin de sécurité. Gérard Guerrier défend qu’elle est la plus ancienne et fidèle compagne de l’humanité « N’étant ni le plus rapide, ni le plus robuste, ni même le plus effrayant, l’Homme lui doit sa survie. Comment aurait-il pu, sinon, fuir à temps faire face à ses assaillants ou aux éléments naturels, et anticiper les dangers ? ». D’ailleurs, un argument soulevé par ceux qui se méfient de la peur est qu’on est pas tous capable de réagir de la même manière. On évoque souvent la fuite, le combat ou la soumission. Si on pense à une attaque d’ours, on comprend pourtant que ces trois stratégies sont pertinentes pour survivre. Fuir est à privilégier s’il est encore temps, si c’est trop tard on peut tenter l’affrontement si on a ce qu’il faut pour lutter contre un ours (à priori une arme), sinon l’immobilisme restera notre meilleure chance. Pourquoi avons-nous développé une telle relation à la peur si nous lui devons la survie ? Serait-il préférable d’accueillir l’ensemble de nos peurs, d’accepter les réponses de chacun face à elles ? Faut-il même mobiliser la peur pour faire réagir ?
Gérard Guerrier s’appuie sur les travaux d’une chercheuse américaine, Jean Marie Twenge qui témoignent d’une « poussée de la peur dans nos sociétés occidentales modernes » et il s’étonne de la montée et persistance des peurs malgré l’évolution et l’éventuelle réduction des dangers. « Les peurs changent, certes, mais elles demeurent […] Nos sociétés occidentales n’ont jamais semblé aussi peureuses, comme si les gains de sécurité avaient été compensés par une pusillanimité exacerbée ! À la peur de ne pouvoir nourrir ses enfants a succédé une anxiété profonde sur le devenir de notre statut social ou la sécurité de notre alimentation. À la peur de sortir de la tranchée, rainette au canon, ou encore d’être embarqué dans une rafle, succède la crainte du terrorisme, de la perte de notre culture et de nos repères». Il s’inquiète alors de la hiérarchie des peurs de notre époque. « On vote davantage par peur - de l’immigré, du déclassement social ou de la perte des « avantages acquis » etc. Que par enthousiasme ou adhésion. Décorrélée des risques réels, la hiérarchie des peurs subit d’inquiétantes distorsions. La peur du terrorisme devance de loin la crainte de mourir d’un accident de la circulation, pourtant bien plus probable. La peur du chômage ou de la perte de pouvoir d'achat est plus forte que celle de voir disparaître des espèces vivantes ou la planète se réchauffe dangereusement ». Que faire de ce constat ? Admettre que nous aurons toujours peur, comme si nous avions un besoin profond de rester sur nos gardes ? S’affranchir de la peur, car la rationalité et l’intelligence humaine le permettent ? Lutter contre cette distorsion de la perception du risque et en chercher les causes ?
Dans son livre - Pour un soulèvement écologique - Camille Etienne explore comment “sortir de notre impuissance collective”. Elle y dénonce la manipulation de certaines peurs, en particulier celles qui nous divisent comme la peur de l’autre : « L’ordre établi raffole de ces peurs. Elles le maintiennent. Elles empêchent une peur lucide des enjeux majeurs comme l’urgence écologique, qui nous dépasse […] La seule peur que les puissants permettent, c’est celle dont ils peuvent être les seuls sauveurs ». Gérard Guerrier appuie dans cette direction en parlant des médias «L’économie médiatique se nourrit de ces nouvelles alarmistes […] Ces peurs sont fréquemment amplifiées par ceux qui détiennent le pouvoir politique et leurs opposants». Je partage ce point, au moins en partie, mais je pense qu’individuellement aussi nous pouvons nous interroger sur les peurs que nous nous autorisons. Ne laissons-nous pas uniquement de la place aux peurs que nous savons affronter ? N’entrons-nous pas souvent dans une forme de déni dès que nous manquons de réponse rassurante ?
Les questions que j’ai posées ci-dessus sont souvent rhétoriques. C’est-à-dire qu’on peut percevoir mon avis dans les paragraphes suivants ou dans la manière de poser la question. Mon trouble est souvent plus précisément dans ma capacité de discernement face à chaque situation, chaque type de peur et chaque contexte. Comment défendre la peur quand nos réactions diffèrent d’une personne à l’autre ? Faut-il le faire quand je vois à quel point sa manipulation favorise la montée de l’extrême droite ? Comment en parler avec justesse, quand je ne vis pas dans l’inconfort de la peur quotidienne grâce à un ensemble de privilèges ? Comment éviter l’indécence de parler de la peur, quand certains font face à celle des bombes à Gaza ou celle de la fin du mois à côté de chez moi ?
En vrai, je ne sais pas.
Je crois que ça passe en partie par accepter que je ne vais pas y échapper tout à fait. Ensuite, par le fait de bien cadrer le périmètre de ma réflexion. Nous allons parler ici des deux peurs de la métaphore. La peur du mur, face à l’urgence climatique et aux enjeux du dépassement des limites planétaires. La peur du brouillard, celle de l’erreur face à l’inconnu et l’inexploré. Les autres peurs forment ici un impensé.
L’égarement et les peurs qui soulagent
Comme le suggère la métaphore du mur, nous sommes nombreux à sentir, qu’individuellement et collectivement, nous nous sommes perdus quelque part et que la voie actuelle est une forme d’impasse. Pour nourrir la distinction entre la peur du mur et celle du brouillard, nous pouvons alors trouver de précieuses réflexions sur l’égarement dans le livre L’inexploré de Baptiste Morizot. Pour lui, “être perdu ce n’est pas être au fond du bush, au plus loin de toute activité humaine - c’est être le plus loin du point où vous pensez être”. Même en pleine montagne, au fond de l’océan ou dans l’espace, tant que l’on sait où l’on est, nous ne sommes pas perdus. À l’inverse, nous sommes perdus si l’on pensait être en chemin pour un refuge où passer la nuit et qu’on se rend compte qu’on n’y arrive pas. On pourrait se dire que la peur émerge quand on se rend compte qu’on est perdu (et c’est probablement souvent le cas), mais Morizot nous parle aussi d’une angoisse qui précède la conscience de la situation. “D’abord le sentiment d’égarement, parce que les signes extérieurs vont ressembler de moins en moins à ce qu’on devrait trouver selon la carte […]. Au point qu’on va devoir tordre la réalité, faire de grands écarts, se forcer à croire des choses improbables, avec l’angoisse que cela génère, juste pour faire coller l’expérience sensible et les informations de la carte”. L’angoisse est ici une forme de peur ressentie lorsque, activement mais inconsciemment, nous mobilisons nos biais de confirmation pour fuir la réalité. Ne pas oser faire face à notre égarement nous plonge dans cette forme de peur sourde. Accepter qu’on est perdu peut entraîner une peur lucide, mais elle nous sort de cette angoisse.
Cette distinction me rappelle un accompagnement à exprimer la raison d’être d’une agence territoriale. Nous proposons de travailler au moins trois ingrédients - la mission, le péril et l’utopie. Le péril (aussi appelé constat ou problème) et l’utopie (ou vision) sont deux ingrédients pour exprimer un rapport ambivalent aux futurs, en pointant des éléments qui nous font peur et ceux qui nous donnent de l’espoir. À la tension entre ces différentes visions de futurs possibles, la mission (ou beau geste) vient ensuite témoigner d’un désir de contribution dans le présent en précisant le rôle qu’on souhaite y jouer. Cette agence a exprimé le péril ainsi : “Comme d’autres territoires, notre région est vulnérable au dérèglement climatique, à la raréfaction des ressources et aux menaces sur la biodiversité. S’y ajoutent des tensions géopolitiques, des inégalités sociales et des changements sociétaux majeurs. Ce contexte est propice au repli sur soi, aux tensions personnelles et collectives et génère des incertitudes économiques pour les entreprises”. Ce travail de raison d’être a surtout vocation à apporter de la clarté en interne et chaque équipe est ensuite libre de se saisir d’un ou plusieurs de ses ingrédients dans sa communication. J’ai assisté à plusieurs débats en interne pour savoir s’il fallait communiquer le péril de manière publique. L'équipe avait peur de faire peur, mais ils ont finalement fait le choix de présenter le péril lors d’un événement. Le jour J, j’ai plutôt ressenti une forme de soulagement au sein de l’audience. Mes biais de confirmation sont probablement à l’œuvre ici, mais beaucoup de participants ont jugé ce geste audacieux et témoigné de leur élan à faire quelque chose du constat exposé. C’est comme si soudainement le groupe disait “Nous le savions tous, mais tant que personne ne disait rien nous faisions comme si de rien n’était. Ça fait du bien de pouvoir enfin s’en saisir pour de bon collectivement”.
Dans le podcast Sismique, Frédéric Laloux rapporte des témoignages similaires de la part de dirigeants d’entreprises ayant vécu le programme The Week. C’est un programme de 3 sessions de 1h30 (1h de film et 30 min de discussion), conçu pour affronter les défis environnementaux et sociaux tout en favorisant le passage à l’action. En fin de semaine, ils tenaient à remercier Frédéric en disant que ça avait été dur de se confronter à la réalité des enjeux écologiques, mais qu’au final cela leur avait fait beaucoup de bien.
La peur lucide soulage de l’angoisse. Oser voir le péril en face n’élimine pas la peur, mais dans sa forme lucide elle peut permettre de sortir d’une angoisse sourde pour se mettre en mouvement. Dans notre métaphore, accepter le mur et le brouillard c’est accepter qu’on est perdu. La peur du mur, conséquence de la lucidité, vient lorsqu’on connaît un problème et qu’on accepte de le regarder en face. Nous pouvons en partie rapprocher la seconde, celle du brouillard, à l’angoisse de Morizot. Elle émerge quand on refuse de regarder la vérité, l’erreur, l’égarement et les incertitudes en face (quitte à tordre la réalité). Quand l’angoisse est plus grande que la peur lucide, une forme de déni et d’inaction peut s’installer.
Pour autant, faut-il forcément passer par la peur pour agir ?
Vivre à côté de nos peurs avec courage
La peur se retrouve souvent piégée dans des dualismes qui l’opposent à l’espoir, au désir ou au mouvement. Autour de nous, nous identifions souvent facilement des défenseurs de l’utopie et des futurs souhaitables et ceux du péril ou de l’effondrement, et nous les résumons souvent au fait d’être optimiste ou pessimiste. Pourtant, si nous acceptons de dépasser une lecture superficielle de leurs réflexions, la frontière devient souvent beaucoup plus floue et il est alors complexe de les catégoriser d’un côté ou de l’autre. Comme souvent, le piège du dualisme est de nous faire croire à un choix binaire, alors que s’en extraire est libérateur. On présente parfois la sortie d’un dualisme par la métaphore de la crête vertigineuse sur laquelle nous marcherions avec prudence pour ne pas tomber d’un côté ou de l’autre. J’aime l’envisager comme le passage d’un col entre deux sommets. Il y a une multitude d’autres voies à explorer à la tension entre les deux.
Et si la peur et le désir avaient besoin l’un de l’autre pour nous sortir de l’inaction ?
Dans son livre, Camille Etienne écrit un plaidoyer pour cette peur lucide, en développant plutôt la métaphore de la falaise et du vide « Ode au vertige ». Alors qu’on lui demande régulièrement de “ne pas faire peur” quand elle est invitée dans une émission, elle considère que c'est une mauvaise stratégie qui contribue à notre inaction. “Et si, pour sortir de l’impuissance, il fallait justement repenser la peur ? Lui laisser une place dans le débat public.” Elle défend la peur comme une émotion normale, naturelle et vitale face aux enjeux de notre époque. “Prendre les catastrophes au sérieux, c’est la façon la plus rationnelle et efficace de s’en défaire. Pensons le feu possible pour développer notre capacité à l’éteindre avant qu’il ne détruise tout s’il devait advenir”. Elle parle alors de la peur comme d'un moteur, un début. “Et si le remède à notre impuissance était la peur ? […] Il est urgent d’avoir peur, car c’est l’issue de secours du déni. Car c’est une réponse inéluctable aux gestes courageux de la lucidité. Sur n’importe quel autre sujet qui pourrait mettre en danger mon existence, j’attends de celui qui en sait a priori plus que moi qu’il me dise sans détour ce qui se joue. Parce que c’est le prérequis primordial pour que les actions menées, acceptées ou défendues par la population soient à la hauteur de la menace”. La peur - qu’implique la lucidité - apparaît alors comme un déclencheur face à nos inerties. Nous pouvons alors noter que ce même argument est utilisé pour défendre le désir. Étymologiquement, “désirer” vient de" “de-sidere”, qui signifie “sortir de la sidération”. Au contraire, l’association de peurs et d’espoirs semble créer une tension fertile pour avancer avec justesse.
Dans son essai - la fin du courage - la philosophe Cynthia Fleury-Perkins explore la relation entre le courage et la peur et pour elle, le courageux a peur, le courageux regarde le mur et lui fait face. « Le courageux perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde. Il ne détournera pas le regard [...] Le courageux n’est pas celui qui ignore la peur. Ce serait pourtant plus simple : il suffirait pour être courageux de ne pas éprouver la peur, de l’occulter, de la nier, de l’enfouir je ne sais où. Nier la peur, lui refuser un droit de parole, c’est prendre le risque de vaciller bien plus, un jour sans raison apparente, avec fracas. C’est prendre le risque de chuter plus tard et de ne plus savoir pourquoi on a chuté ». Résonnent alors les mots de Camille Etienne « Qui peut dire qu’il ne craint pas ce qui vient ? ». Qu’on mobilise la métaphore du mur ou de la falaise, nier la peur semble nous entraîner irrémédiablement vers le risque de nous fracasser au bout. Pour Cynthia Fleury, le courage ne peut exister sans la peur et donc l’idée n’est pas de la dépasser, mais d’apprendre à vivre avec. «Alors vivre la peur devient la maxime du courage. Vivre la peur, et là aussi, se tenir à côté».
Elle ajoute néanmoins que la capacité à discerner les peurs est une caractéristique du courage “De même qu’il y a des peurs justifiées, il y a des courages indignes […] Le vrai courage sait ce dont il doit avoir peur. On juge le courage d’un homme à ses peurs, celles qu’il sait éviter et celles qu’il sait garder”.
Je crois que la peur du mur est de celles qu’il faut savoir garder. On pourrait se dire que le courage est du côté de ceux qui foncent vers le mur avec la conviction qu’on parviendra à le dépasser. Quel courage de continuer à y croire ! Nous pouvons continuer à croire au génie humain, à l’innovation technologique, à la science, à la croissance infinie et à la doctrine Friedman en ne regardant que les indicateurs qui nous font croire qu’on est sur le bon chemin : confort, amélioration du confort et de la santé, réduction de la pauvreté, l’accès à l’éducation, etc. Sauf qu’on ne passe pas par dessus les limites planétaires, comme on saute une vulgaire barrière. Je crois que c’est justement un de ces courages indignes qui refuse de voir la réalité en face. J’y vois même une nouvelle conséquence stupide, stérile et probablement mortifère du fantasme qui met l’humain en dehors de la nature et traite la planète comme un environnement qui nous est extérieur que nous pourrions contrôler. Nourrir cet espoir sans accepter la peur lucide, c’est de l’insouciance qui mène à une forme de technosolutionisme béat et si facilement critiquable. C’est ne pas accepter de voir qu’on est perdu et tordre la réalité pour continuer dans la même direction, générant l’angoisse dont nous parle Baptiste Morizot.
Je ne crois pas que la quête absolue soit dépasser le mur et de s’extraire toujours plus des contraintes, mais plutôt de vivre bien, ou mieux, aussi heureux qu’on le peut. Alors, le courage me semble être du côté de ceux qui regardent aussi les indicateurs qui montrent qu’on s’est en partie perdu - réchauffement climatique, épuisement des ressources, catastrophe naturelle, effondrement de la biodiversité, mais aussi burn-out, mal-être, inégalités. Du côté de ceux qui acceptent le mur, en ont peur et cherchent à vivre avec en explorant des brèches et des nouvelles voies. Du côté de ceux qui tentent de se rappeler que nous sommes un des fruits de l’aventure de la vie sur terre depuis 3,8 milliards d’années et que nous héritons d’un tissu d’interdépendances qui nous façonne, nous offre un espace viable et dont nous ne pouvons nous extraire impunément. Du côté de ceux qui acceptent les contraintes qui viennent avec le fait d’être un être vivant sur une planète limitée et trouvent de la vitalité, du courage, et de la joie là-dedans.
Le courage n’est pas de mettre le génie humain au service du déni. C’est de la naïveté crasse. Crasse justement du manque de courage. Le véritable courage est de sortir du déni et s’il faut éventuellement mobiliser ce “génie humain” ce serait plutôt pour explorer le brouillard.
Oser se méfier (un peu) des bonnes idées sans se décourager
Quand on emmène des personnes à l’orée du brouillard avec la peur du mur au fond du ventre, il peut émerger l’envie de les laisser là. Mettre face au mur sans aller plus loin, c’est laisser une pleine liberté pour que chacun explore le brouillard dans une direction qui lui semble pertinente. Ne pas proposer une solution, surtout pas la meilleure, mais favoriser l’émergence d’une diversité de réponses. Sauf que oser regarder le mur en face, n’est pas suffisant pour nous mettre en mouvement. Si l’espoir sans peur est une forme d'insouciance “un courage indigne”, la peur sans espoir mène souvent à du découragement. En préface de son essai, Cynthia Fleury parle de sa perte de courage « J’ai perdu courage alors même que je voyais la société dans laquelle je vivais être sans courage. J’ai glissé avec elle. Glissé en elle. Me mêlant chaque jour à cette négociation du non courage. Là, il n’y a pas d’eau. Seulement de la corrosion […] Si ma chute peut sembler poétique, celle qui est collective est gluante ». Le découragement est gluant, collant, lourd et figeant. C’est un marécage dont on peine à sortir. Or c’est bien ça que nous cherchons ici à fuir - l’inertie. Le déni du mur et la peur du brouillard sont les deux faces d’une même pièce qui nous empêche de réagir. C’est un nouveau dualisme qui, de ce fait, mérite d’être dépassé et qui, à la tension entre les deux, nous ouvre un bruissement de possibles à explorer.
C’est un des objectifs de la Convention des Entreprises pour le Climat - CEC. Cette association s’est donnée comme raison d’être de rendre irrésistible la bascule de l’économie extractive vers l’économie régénératrice avant 2030 en débloquant l’inertie des entreprises. Pour ma part c’est le programme d’accompagnement le plus puissant que je connaisse pour oser se confronter aux limites planétaires et aux enjeux climatiques. Une des raisons à cela, c'est que je ne connais pas un autre endroit, où nous présentons aussi directement et froidement les constats à des dirigeant·e·s et salariée·s d’entreprises.
“Cet espace où l'urgence climatique n'est pas niée, n'est pas un tabou, n'est pas une fatalité”. Catherine Romeyer, participante pour l’office de tourisme ONLY LYON
Néanmoins, au cœur de l’accompagnement, un participant de mon groupe m'a aussi confié qu'il éprouvait des nouvelles difficultés à assumer son rôle de dirigeant. Il se sentait désormais dépourvu de certitudes quant à la direction à prendre. Avant, il reproduisait la stratégie de la même manière qu’il l’avait toujours fait, mais maintenant qu’il avait une véritable conscience des enjeux de l’époque, il ne savait plus du tout quoi faire. Plus que tout, il redoutait de ne pas pouvoir répondre aux questions de ses collaborateurs et donc il n’osait pas se lancer franchement. Par peur d’assumer être dans le brouillard, il retombait dans une forme d’inertie. C’est pourquoi la CEC, tout comme TheWeek cité plus haut, sont deux programmes qui débutent par une présentation franche et sans complaisance du constat, mais elles ne s’arrêtent pas là. La prise de conscience est nécessaire, mais douloureuse et si elle nous plonge dans le désespoir ou le découragement, nous ne serons pas beaucoup plus avancés pour sortir de l’inertie.
Comme évoqué précédemment, associer la peur à l'espoir peut être un bon levier pour passer à l'action. C'est ce que nous faisons lorsque nous explorons de nouvelles pistes que nous trouvons inspirantes. Nous reconnaissons l'existence du mur, conservons la crainte des risques, mais nous les dépassons grâce à l'espoir que génère cette nouvelle idée. Cependant, mêler espoir et peur ne suffit pas à surmonter notre appréhension du brouillard. Cela ne fait que nous proposer de nouveaux chemins à suivre, sans nous préparer à affronter l'incertitude.
Je l’ai vécu personnellement. Conscient intellectuellement des enjeux de notre époque, j’ai été de ceux qui soutenaient coûte que coûte les nouvelles initiatives, mais ça ne m’a pas empêché de sacrément vaciller quand j’ai enfin accueilli plus intimement la peur de ce qui vient. Je me suis accroché à la RSE, à l’entrepreneuriat social, à l’entreprise à mission ou à l’entreprise régénérative, comme des bouées que j’attrapais successivement pour ne pas couler, sans apprendre à nager dans le grand bleu.
“Nous essayons de nous entourer d’un maximum de certitudes, mais vivre, c’est naviguer dans une mer d’incertitudes, à travers des îlots et des archipels de certitudes sur lesquels on se ravitaille… “ Edgar Morin
Or, si nous acceptons le côté systémique et l'ampleur des défis de notre époque, cela implique de reconnaître que nous ne percevons et ne comprenons qu'une infime partie de la réalité. Personne ne peut posséder de clarté et de certitudes quant à la manière de relever ces défis. Il y a même fort à parier que des idées qui nous semblent intéressantes aujourd’hui se révèlent, au moins en partie, problématiques dans le futur (cf les études sur les effets rebonds ou la critique de la décarbonation par Aurélien Barrau). Face à cette complexité, personne ne peut garantir à priori qu’une idée ne s'avérera finalement pas, à postériori, une nouvelle impasse. Au-delà de la systémie, l’éthique nous rappelle aussi que le discernement de ce qui est bon et mauvais dépend fondamentalement de la perspective depuis laquelle on la juge. Personne ne peut non plus garantir qu’une idée, le coût de sa mise en place, les conséquences secondaires et son issue finale seront fondamentalement et universellement “bons”. C’est pourquoi j’invitais dans mes vœux à conserver un esprit critique, une ouverture et une curiosité envers tous les éléments capables de nous dé-ranger, dé-placer, dé-router, dé-stabiliser, dé-former, dé-construire.
L’idée n’est pas de s’empêcher de suivre de bonnes idées. Au contraire, nous ne sortirons pas de l’impasse sans essayer de nouvelles choses. Il faut savoir y aller franchement, les nourrir, leur donner de la force, et les confronter au réel pour leur offrir une chance. En plus d’être nécessaire sociétalement pour éviter le mur, c’est souhaitable pour chacun de nous. Être en action et en mouvement fait profondément du bien. Rien que pour cela, il ne faut jamais hésiter à s’engager sur des pistes qui nous semblent intéressantes. Suivre une nouvelle piste est peut-être même la première chose à faire pour retrouver de l’élan et du courage.
Néanmoins, il faut aussi garder en tête que si cela soulage et permet de se mettre en mouvement rapidement, dépasser notre appréhension face et au cœur du brouillard est probablement nécessaire pour durer dans le temps. Que nous voulions ouvrir de nouvelles voies, ou suivre des personnes qui le font, s’outiller pour dépasser notre appréhension face et au cœur du brouillard est probablement clé. La capacité à habiter le trouble et à bien vivre avec lui permet de ne pas se décourager et d’être endurant.
À l’orée du printemps, cela me rappelle son ambivalence. Nous en parlons souvent comme la saison du renouveau et de l’innovation. Une saison joyeuse par essence. Tout revit. Le jardin fleurit et bourdonne. Le soleil revient et avec lui notre joie et notre énergie. Pourtant, tous ceux qui jardinent un petit peu savent aussi que c’est une saison pleine de dangers. Les stocks sont à sec, les nouveaux plants ne donnent pas encore et de nombreux événements peuvent encore ruiner les récoltes d’une année. Les semis sont fébriles, une jeune pousse peut rapidement se faire écraser et un gel tardif peut figer définitivement les bourgeons. Si cette métaphore semble naturellement défendre l’importance de prendre soin des nouvelles idées et des nouvelles pistes, elle fonctionne aussi pour les germes de doutes.
Les idées et les doutes sont les bourgeons du renouveau dont nous avons besoin. Tâchons de ne geler ni l’un ni l’autre.
Ma réflexion s’arrête ici - au col. Au col entre le déni du mur et la peur du brouillard, entre peur lucide et peur de l’erreur, entre le déni et le découragement, entre la peur et l’espoir, entre l’envie de suivre les bonnes idées et celle de rester critique, entre doute et action. Ces dernières années, j’expérimente plusieurs outils que j’embarque dans ma sacoche et qui m’aide à explorer des nouvelles pistes, à faire face au brouillard et à trouver du courage. Nous y viendrons probablement.
Pour le moment, profitons de la vue
Mes articles sont souvent hors format. Si vous êtes toujours là, je présume que celui-ci vous a intéressé. N'hésitez pas à le partager, discrètement par message privé, de manière plus ouverte LinkedIn, ou d'une autre manière qui vous convient. Par ailleurs, je prends de plus en plus la posture de conférencier pour partager mes réflexions sur l’entreprise, les imaginaires collectifs, notre rapport au vivant et sur tous les sujets que j'explore ici. Je suis aussi ravi d’écrire dans des médias. À bon entendeur :)
Merci et à bientôt par ici. Maxime
Quel texte Maxime ! Je le découvre grâce à Noémie 🙏. Cette phrase va m'accompagner longtemps : «L’angoisse est ici une forme de peur ressentie lorsque, activement mais inconsciemment, nous mobilisons nos biais de confirmation pour fuir la réalité.»
La peur des maux 🔐