Osons explorer le brouillard pour aller vers des troubles féconds
Voeux 2024, avec un mois de maturité !
Pour l’année 2024, j’ai souhaité à ceux qui m’entourent d'oser explorer le brouillard en quête de troubles féconds. Cela a évidemment ouvert des discussions et ça m’a invité à quelques lectures et réflexions pour élaborer un peu plus cette envie. J’ai notamment trouvé de nombreux soutiens à ma réflexion chez Baptiste Morizot, dans son livre L’inexploré. Aujourd’hui, je sens que derrière cette quête de trouble, il y a la sensation que, dans une période qui invite à des transformations profondes, nous devons conserver des espaces de doutes et de questionnements (parfois radicaux) pour ne pas persévérer longtemps dans l’erreur.
En clôture de ce mois de janvier et de la période des vœux, je suis ravi de les proposer, actualisés d’un bout de réflexion.
Écailler l’évidence d’un futur unique
Je crois être relativement conscient des enjeux de notre époque depuis quelques années. Néanmoins, la naissance de mon fils m’a apporté une nouvelle perspective saisissante qui rend le futur beaucoup plus concret - il aura 30 ans en 2050. Depuis, et je crois pour la première fois, je ressens une véritable peur face au futur. Une peur vive, lucide, limpide et je crois vitale. Alors, pour apprécier notre présent avec cette peur qui m’accompagne, j’explore tout ce qui peut écailler l’évidence d’un futur unique.
C’est dans cette perspective que le trouble m’intéresse. Je cherche à faire envisager, explorer et désirer d’autres possibles. Je quête les brèches dans nos imaginaires pour qu’on s’y faufile. Dernièrement, j’ai été marqué par la métaphore suivante :
L'humain occidental semble conscient qu'il se dirige droit vers un mur s'il persiste dans la même direction, mais lorsqu'il regarde ailleurs, tout n'est que brouillard. Or, pour le moment, il semble avoir plus peur du brouillard que du mur.
Je crois que la première intention de cette image est d’illustrer la forme de fatalisme qu’on peut observer lorsqu’une situation, ou un futur, nous semble inéluctable. En ce sens, on peut la rapprocher de l'idée de Fredric Jameson - il semble plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme; comme si l’humain arrivait mieux à imaginer sa propre fin que sa capacité à changer. Dans le contexte de l'entreprise, un sentiment similaire s’exprime au travers d’expressions telles que "C'est comme ça, c'est l'entreprise" - "En même temps, c'est une entreprise" ou encore le fameux “business as usual”. Ces expressions qui semblent anodines reflètent souvent une forme de résignation face à un statu quo qui ne nous satisfait pas en réalité. On retrouve l'idée d'un chemin fatalement unique.
La métaphore du brouillard peut aussi inviter à une deuxième réflexion - les solutions, si elles existent, se cachent probablement dans un endroit inexploré. Face à l’absence d’issues joyeuses, l’exploration du brouillard semble, si ce n'est attractive, à minima nécessaire. Face à la sensation de l’inéluctable, il faudrait oser s’aventurer sur un chemin inconnu. Même si aucune trace n’est visible. Même si aucune piste ne nous guide.
Constamment désamorcer le risque de persévérer longtemps dans l’erreur
Dans son dernier livre L’inexploré, Baptiste Morizot invite lui aussi à ce doute pour (ré)découvrir des éléments occultés jusqu'ici. Malgré cela, il met en garde contre l'illusion d'une fascination pour l'incertitude, soulignant qu'il est essentiel de se souvenir que la finalité est d'éviter de persévérer dans l'erreur.
« Il ne faut pas se laisser aller à la séduction suivant laquelle vivre dans l'incertitude, le flou serait désirable en soi [...] Une idée reste fondamentalement un dispositif pour rendre la vie plus vivable et le monde plus habitable. […] Le but est de désamorcer le risque constant de persévérer longtemps dans l'erreur. »
Nous sommes nombreux à sentir qu’individuellement et collectivement, nous nous sommes perdus quelque part. Cependant, il est facile de dénoncer des systèmes de croyances auxquels nous n’adhérons plus, mais il est souvent plus complexe d’avoir le même esprit critique pour les nouveaux auxquels nous adhérons. Il y a alors un risque constant à suivre de nouvelles fausses pistes.
“Pour tout problème complexe, il existe une solution qui est claire, simple et fausse” H.L Mencken
C’est ce que déplore Aurélien Barreau lorsqu’il dénonce notre obsession pour le réchauffement climatique et l'empreinte carbone. Pour lui, cette focalisation est problématique, car elle se fait au détriment d'une réflexion sur des sujets plus profonds. “C'est une erreur drastique de croire que le réchauffement climatique est notre plus gros problème [...] La raison pour laquelle on se focalise sur le climat, c'est exclusivement parce que c'est le plus simple de nos problèmes. C'est le seul qui peut encore laisser perdurer l'impression totalement délirante que nous sommes face à un problème technique ayant une solution technique". Le défi de la décarbonation de notre économie est important. On a encore du mal à mettre en place les changements de comportements, et les technologies espérées n’existent pas, mais on arrive tout de même à imaginer des réponses. Sauf que le réchauffement climatique est loin d’être le seul enjeu qui menace les conditions d’habitabilité de la planète. Par exemple, la chute de la biodiversité est au moins aussi problématique et urgente, mais aujourd’hui elle mobilise beaucoup moins nos énergies.
Quand on cherche à contribuer aux mutations des entreprises, c’est assez éloquent de voir à quel point les modèles s’enchaînent, se contredisent et se balayent les uns les autres. J’ai débuté ma carrière il y a 12 ans et j’ai contribué (presque successivement) à la RSE, aux achats responsables, aux entreprises libérées, à l’entrepreneuriat social, aux entreprises à mission et aux entreprises régénératives.
Et si au lieu de les enchaîner, nous les empilions ? Et si au lieu de voir chaque nouveau modèle comme une évolution plus ajustée, nous décidions constamment de tous les garder comme hypothèses possibles ?
C’est une des propositions de Baptiste Morizot qui propose de multiplier les grilles de lecture pour constamment rester disponibles aux signes qui nous montrent qu’on fait fausse route.
« On peut passer de l’une à l’autre assez aisément, et aucune n’a le monopole de la réalité. Elles vont orienter l’attention vers un faisceau de signes pluriels qui va nous permettre de favoriser une carte plutôt que l’autre en fonction du contexte, et de les métisser »
La philosophie du “ou pas” - toujours envisager deux hypothèses simultanément
Une manière d’approfondir le point précédent est de considérer que nous sommes au cœur d’une crise systémique. C’est à dire que les enjeux de notre époque trouvent leurs sources dans des causes multiples et interdépendantes, qui s'influencent mutuellement, et dont on ne peut les traiter uns par uns. C’est ce que raconte la métaphore du cancer généralisé qui souligne l'inefficacité de traiter les symptômes de manière isolée. Si on accepte ce point là, il nous faut alors tenter d’appréhender la complexité du monde et il faut avoir la modestie de reconnaitre notre difficulté à le faire. Une question émerge alors rapidement - Comment continuer à avancer si on se remet constamment en question ?
Tomber dans une forme d’inertie face à l’incertitude n’est pas une option, car cela ne signifie pas l'absence de mouvement, mais plutôt l’absence d’inflection de notre trajectoire collective. Pour reprendre la métaphore initiale, l’inertie n’apporte aucune force capable de nous dévier du mur. Pour réussir à avancer en maintenant ce doute, Morizot nous propose la philosophie du “Ou pas”. C’est une technique de terrain qu’il mobilise lorsqu’il entre en territoire inconnu, la carte à la main, pour ne pas perdurer dans l’erreur. Observant notre capacité à tordre la réalité pour confirmer nos croyances, (les fameux biais de confirmation), cette pratique consiste à constamment envisager deux hypothèses.
En voici un résumé en quelques citations
“Avec un peu d’expérience, on prend la mesure d’un phénomène qui n’est pas anodin : on se rend compte assez vite que si l’on est persuadé d’être à un endroit sur la carte, à partir de là, on va lire tous les indices à venir avec un biais de confirmation, un biais suivant lequel, effectivement, on est à ce point précis. S’il y a une barre rocheuse sur la carte là où on croit être, on se dira que c’est la petite falaise qu’on voit devant soi, même si elle devrait être orientée nord-sud et qu’elle est orientée sud-est. […].
Pour pallier cette tendance de l’esprit au biais de confirmation, à partir d’une hypothèse de l’endroit où l'on est sur la carte, il existe un apprentissage pratique en orientation qui est de l’ordre de l’attitude mentale […] il faut accepter qu’on puisse être à plusieurs endroits en même temps sur la carte, toujours. […] Il faut avancer et lire le paysage en postulant simultanément : on est là sur la carte, ou pas. […] C’est cela qui ouvre l’attention à une disponibilité envers tous les signes qui ne confirment pas ce qu’on croyait, et qui, en revanche, vont nous dire qu’on n’est pas là où on pensait être en première intention. […].
Si l’on accepte la philosophie du “ou pas”, qui consiste à ajouter, en souriant, un “ou pas” après chaque affirmation, alors on se rend disponible qui pourrait nous faire partir sur une interprétation complètement autre. […] Cette épistémologie de l’incertitude plurielle constitue la méthode la plus pratique pour s’orienter avec justesse, parce qu’elle donne une ouverture de l’attention, une disponibilité aux possibles [...] On peut nommer cela : vivre sur plusieurs cartes [...] c'est-à-dire vivre dans l’incertitude comme une puissance de pensée et non pas comme un échec de la pensée, ou comme une angoisse.
La philosophie du “ou pas” est un obstacle à penser trop vite, mais cela demeure un outil au service du mouvement. C’est une disposition mentale pour constamment guider notre action avec plus de justesse.
Maintenir l’action et le doute en tension
En résumé, en partant du postulat qu’on est sur le mauvais chemin et que nous sommes au cœur d’une crise systémique, je souhaite qu’on se méfie de notre enthousiasme trop rapide pour des nouvelles pistes et qu’on maintienne des questionnements à la hauteur de ces enjeux.
Dans mes voeux 2023, je définissais l’oxymore comme “une figure de style qui transforme une opposition clivante en un bruissement de possibles et qui invite chaque personne à trouver, dans cette tension, une voie qui résonne avec justesse”. Hervé Chaygneaud-Dupuy dit très justement que c’est “une éloge du ET” et précise “avec le OU je somme de choisir, avec le ET je tente de créer des alliances improbables”.
Cette année, je veux défendre l’idée de pouvoir faire cohabiter le doute ET l’action. J’ai envie d'une année où l'on doute, discute, s’étonne, trébuche, bricole, rate, tente et essaye encore, pour ne pas persévérer (longtemps) sur de mauvaises pistes.
C’est pour cela que je vous souhaite d'oser explorer le brouillard en quête de troubles féconds.
Alors, avec ça en tête, belle année 2024
Maxime
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