Entreprise est un mot enclos
Quelles sont les croyances et les représentations actuelles qui sont renfermées dans le mot entreprise et qu'il faudrait dé-ranger pour ouvrir les possibles ?
Bonjour à tous
Après un autoportrait pour expliciter d’ou je parle, voici un second post pour présenter le sujet : Ce bulletin va me permettre de vous partager une forme d’enquête personnelle sur - l’entreprise.
Enquête sur le mot, sur la fiction juridique, sur les organisations avec lesquelles on interagit, sur nos relations à elles et sur ce qui peut émerger des tensions entre les héritages du présent et les futurs qu’on désir.
L’entreprise est l’échelle collective à laquelle je trouve ma justesse
J’accompagne principalement des entreprises, car entre l’échelle sociétale et individuelle, c’est celle qui me semble la plus juste pour moi. Dans la très bonne interview d’Alain Damasio par Paloma Moritz (Blast) sur le rôle de nos imaginaires, j’ai réétendu cette phrase de Fredric Jameson, penseur américain “Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme”. Cette idée m’interpelle, car elle résonne avec mon impression que collectivement nous pouvons nous sentir captif de ce système économique (ou de son expression actuelle), alors que nous l’avons créé nous même (relativement récemment) et que nous en constatons des limites importantes. Personnellement je ne crois pas que le capitalisme soit inéluctable, mais en effet, réfléchir à cette échelle a tendance à m’immobiliser (merci Eva Sadoun et Timothée Parrique de m’aider à dépasser ce sentiment). À l’inverse, penser notre rapport au travail me semble trop individualisant, souvent culpabilisant (il FAUT trouver du sens au travail), et majoritairement réservé à une forme d’élite déjà privilégiée dans le travail qu’elle exerce.
Entre les deux, je vois l’entreprise comme un espace qui peut permettre une juste articulation entre l’initiative individuelle et la puissance du collectif. Au fond de moi, j’ai même une forme d’intuition puissante et persistante qu’une part significative de la transformation de notre société et des réponses aux enjeux de notre époque sera impulsée par des entreprises. Et quoi qu’il en soit, quand j’écoute “ce qui est vivant en moi”, cela m’invite à m’engager auprès et au sein d’entreprises.
Pourtant, il m’est aujourd’hui difficile de défendre que “j’aime” les entreprises tant j’ai de nombreux exemples qui contribuent massivement à rendre le monde inéquitable, injuste et inhabitable. Je trouverais cela indécent de le faire quand je fais parti de ceux qui s’en sorte très bien, et que j’entends de nombreux témoignages sur la pénibilité du travail et la dureté de certaines relations et situations en entreprise. Et, je suis convaincu que pour maintenir les conditions d’habitabilité de notre planète, toutes les entreprises (même les plus avancées) vont devoir se transformer radicalement. Or, je crois que peu de personnes (moi le premier) mesurent ni l’ampleur de ces changements, ni leurs conséquences.
Finalement je crois que c’est justement au coeur de cette tension, entre les entreprises dont nous héritons et le rôle que j’aimerais qu’elles jouent pour construire un futur vivable et désirable, que j’ai envie d’être pour contribuer à ouvrir les possibles.
Penser l’entreprise en dehors de la boite
Pour tenter de trouver ma place, j’aime me rappeler ces deux citations : “La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent” & “Pour chaque problème complexe, il existe une solution qui est simple, claire et fausse” (la première est associée à Albert Einstein et la seconde à Henri Louis Menken).
En résumé, je ne sais pas à quoi devraient ressembler les entreprises demain, mais ça me semble important de questionner les modèles actuels. Ainsi, dans mes accompagnements, je cherche à être au service d’entreprises qui, par l’exemple, dé-range la norme. Dans mes réflexions, j’essaye plutôt d’interroger ce qu’on met derrière ce mot - entreprise - pour qu’on ne reste pas bloqué dans nos représentations actuelles.
L’avocat Bertrand Périer introduit son livre Sur le bout de la langue en expliquant que « notre vocabulaire révèle notre rapport au monde tout autant qu’il le façonne ».
Il le révèle en effet, car nous ne mettons des mots que sur les choses que nous arrivons à concevoir. L’antropologue Descola a montré les Indiens Achuars ont des mots pour toutes les entités du vivant, mais ils ne conçoivent pas une séparation entre l’humain et le reste et donc ils n’ont aucun mot pour traduire la nature. Le mot “nature” serait donc un symptôme d’une civilisation qui s’est coupé des liens avec le reste du vivant.
Il le façonne, car à l’image de Baptiste Morizot, de nombreuses personnes explorent les conséquences de ce dualisme homme-nature sur nos comportements (exploitation des ressources, chute de la biodiversité, etc.).
Il le façonne aussi, car il suffit de mobiliser un mot pour faire appel à notre imagination commune. Si je vous dis "chaise", je parie que vous imaginez un objet avec 4 pieds, une assise et un dossier. C'est utile pour discuter et partager des idées, mais cela peut donc normaliser et réduire notre créativité.
Mais alors si le mot ‘chaise’ conditionne notre créativité et que le mot ‘nature’ influence nos comportements, qu’en est-il du mot entreprise ?
À quoi pensez-vous lorsque je dis "entreprise" ? Quelles entreprises ou types d’entreprises vous viennent à l’esprit ? Qu'est-ce que nous acceptons par dépit quand nous disons "C'est comme ça, c'est l'entreprise" ? À l'inverse, qu’est-ce qui est impensable, c’est à dire qu'est-ce que nous n'arrivons plus à imaginer quand nous parlons d’entreprises ? Quels mots est-ce que nous utiliserions si, du jour au lendemain, le mot entreprise disparaissait de notre vocabulaire ? Qu’est-ce que cela changerait ? Quels possibles pourrions-nous libérer si chaque équipe décidait de s’affranchir de l’imaginaire de « l’entreprise » en choisissant (ou inventant) un autre mot pour définir la nature de ce projet collectif ?
Comme je l’induis par ces questions, je crois que nos représentations de l’entreprise nous font accepter et maintenir des comportements et des modèles qui ne nous satisfont pas et/ou qui sont incompatibles avec les limites planétaires et autres enjeux de notre époque. Pourtant je ne crois pas qu’il y ait aucune fatalité sur ce que seront les entreprises dans le futur. Il suffit souvent de regarder quelques décennies en arrière pour constater des changements majeurs, et même dans le présent nous avons de nombreux exemples qui interrogent la norme et nous montrent que l’entreprise peut être beaucoup plus variée que ce à quoi on pense quand on dit “les entreprises”.
Qu’est-ce qu’il y a en commun entre les GAFAM, une multinationale comme TOTAL (qui fait environ 200 000€ de bénéfices par salarié en 2022), des startups non rentables qui lèvent des fonds pour écraser la concurrence avant un éventuel rachat, les PME qui peuplent nos territoires, les coopératives des licoornes qui créent des alternatives pour les citoyens , des fermes subventionnées par l’Europe car leur activité est vitale (mais non rentable dans notre économie de marché) ou encore la boulangerie du coin de la rue qui se porte très bien, sans croissance, en vendant la même chose depuis 20 ans. Toutes sont des entreprises, mais leur business modèle, leur gouvernance, leur raison d’être ou leur définition du succès sont parfois radicalement opposés.
Astuce du langage, on parle de nos entreprises comme des boites et on trouve l’expression “thinking outside of the box” un peu partout pour parler de créativité, de management ou de conduite de changement. Alors quand on se sent bloqué dans - l’entreprise - pourquoi ne pas prendre l’expression au mot. Il peut être utile de se questionner en dehors de la “boite”, c’est à dire comme si on ne se posait pas la question au sein d’une entreprise. Ce mot - entreprise - renferme nos croyances et nos représentations actuelles et je crois qu’il est urgent de l’ouvrir pour réussir à transformer nos entreprises au service de futurs possibles et désirables.
Voici en tout cas l’intention que je me pose pour ce bulletin. Je le vois comme une enquête pour explorer l’usage du mot, de questionner les relations que ça implique aux entreprises de notre époque et d’ouvrir l’imaginaire associé en proposant des lectures qui me semblent souhaitables.
“Alors, je fouille, je me faufile dans les failles,
Je les écartePour ouvrir les possibles
Il faut les envisager
Pour imaginer il faut nommer
Et pour cela il faut des motsAlors j’arpente nos mots
Vestiges du passé beaucoup sont des enclos
Nos mots disent le vécu et le visible
Mais bloquent sur l'impensé
Face au paysage du présent
Notre vocabulaire s’arrête net à la crête”
Ce court extrait vient d’un texte que j’ai rédigé lors d’un stage d’écriture et témoigne de mon rapport aux mots.
Entreprise est un de ces mots enclos
Avec ce bulletin, je vous propose de l’arpenter ensemble
A bientôt
Maxime
PS : Pour prolonger cette réflexion sur les mots, vous pouvez lire cet article - Déranger le dictionnaire pour qu'il nous dérange
Mes articles sont souvent hors format. Si vous êtes toujours là, je présume que celui-ci vous a intéressé. N'hésitez pas à le partager, discrètement par message privé, de manière plus ouverte LinkedIn, ou d'une autre manière qui vous convient. Par ailleurs, je prends de plus en plus la posture de conférencier pour partager mes réflexions sur l’entreprise, les imaginaires collectifs, notre rapport au vivant et sur tous les sujets que j'explore ici. Je suis aussi ravi d’écrire dans des médias. À bon entendeur :)
Merci et à bientôt par ici. Maxime
sélection d’articles - profil linkedIn - présentation de ce bulletin
De mon côté, je parle d'"entreprise poreuse" pour sortir justement de cette idée de la "boîte" bien étanche et coupée de son environnement. En réalité jamais aucune entreprise ne peut fonctionner en "boîte" ne serait-ce que parce que les salariés sortent chaque soir de la boîte et y entrent chaque matin en apportant avec eux leur vie du dehors ...
Olivier Frérot, pour inviter à sortir de la prédation qui caractérise trop notre système économique propose de passer des entre-prises aux entre-donnes !